Nous le savons tous, le monde de la communication visuelle a pour but premier d’informer et de communiquer peu importe la fin, que ce soit pour vendre, présenter un produit, attirer un public à un événement, etc. Et pour ce faire, elle manipule la population à travers un travail de formes, de couleurs et de réglages dans la hiérarchie des informations.
Qu’en est-il du design d’application ? Avec l’avancement des technologies et dans un monde de plus en plus connecté, l’usager est constamment stimulé par des écrans qu’il utilise dans sa vie quotidienne. Il a l’impression d’en être “maître”, mais est-il vraiment libre de choisir? Et de ce fait, quel est le rôle et la part de responsabilité du graphiste dans cet usage détourné des interfaces?
Cet article traitera de la possibilité du graphiste à manipuler un utilisateur, mais soulèvera aussi la question de sa légitimité sur une telle mission.

1 – La manipulation du discours : une pratique courante au quotidien
Le terme manipulation implique par évidence la présence de la main. La main étant « l’outil des outils » : c’est l’organe technique par excellence, il permet de faire, de fabriquer et d’utiliser.
Cependant, ce terme évoque aussi l’idée d’instrumentaliser autrui pour arriver à des fins personnelles. C’est jouer avec les gens, les manipuler et leur faire emprunter un chemin qu’ils n’auraient pas pris au premier abord. Pour manipuler quelqu’un, l’engagement volontaire de l’individu a une importance, mais aussi l’effet de groupe (appelé effet de gel : dans un groupe, il sera bien plus facile de faire adhérer un individu a une idée qui n’est pas la sienne au départ).
C’est aussi l’occasion de s’éveiller aux techniques d’amorçage, qui sont de faire miroiter des bénéfices fictifs ou cacher des défauts. Le manipulé suivra sa décision initiale même s’il se rend compte que les bénéfices n’existent plus. Attention aux conditions : il faut que cette décision initiale soit la sienne, sans utiliser une argumentation forcée. Selon les expériences menées, on peut considérer doubler les réponses positives grâce à cette technique.D’autres techniques – simples et efficaces – sont aussi mentionnées, comme l’importance du toucher dans une discussion. En touchant l’avant bras du locuteur, les chances d’arriver aux fins désirées sont considérablement augmentées. D’autres techniques jouent sur l’affect, comme demander « Comment ça va ? » avant une demande, ou encore rappeler à une personne combien elle est généreuse avant de lui demander une somme d’argent.
Ces techniques de manipulation sont aujourd’hui appliquées dans de nombreux domaines, dont celui de la communication visuelle. Bien que différentes, nous pouvons retrouver certaines similitudes.
Pour qu’une communication soit efficace, elle dépend de trois composantes relevant du fond (la stratégie), étroitement rassemblées par la forme (le visuel). Ces trois composantes sont la composante éthique, qui est une stratégie de séduction, la composante argumentative, qui elle passe par un recours aux arguments d’autorité et à la rhétorique, et enfin une composante pathétique, qui suscite l’émotion chez le récepteur du message publicitaire.
Elles sont rassemblées par une stratégie d’action, qui se réfère directement à la force des signes que le graphiste va mettre en place, tels que la disposition typographique, la distribution des couleurs, la ponctuation, la hiérarchie de l’information, etc.
Néanmoins en ce qui concerne les émotions, certains publicitaires vont aller plus loin et donner naissance à une nouvelle forme de publicité : le neuromarketing. Il applique les neurosciences cognitives au service du message publicitaire. Il a pour but de mieux comprendre, prédire et modifier les choix, les goûts et les comportements des consommateurs. Technique hautement controversée et illégale en France, elle pose cependant problème lorsqu’il s’agit de poser la limite entre marketing “classique” et neuromarketing : finalement, déclencher une émotion positive chez un individu afin de vendre, c’est l’essence même de la publicité et des plus habituels.
2 – La digipulation dans le design d’interfaces
Il y a donc une manipulation dans la publicité. Qu’en est-il dans le numérique ?
Il y a en réalité une double manipulation : le fait de toucher avec sa main et d’être touché par la force de l’interface.
Parlons d’abord du toucher. Tout d’abord, entre un ordinateur et un téléphone mobile tactile, le rapport avec l’utilisateur n’est pas le même. Avec une interface tactile, il n’y a plus besoin d’une médiation d’un clavier ou d’une souris. L’utilisateur est au contact direct de la machine, un rapport plus intime est créé. Ce rapport est construit à travers des “petits gestes”, principalement trois : le swipe, le scroll et le tap. Ils sont tous inspirés de choses matérielles : pour le swipe, c’est comme si on tournait une page, pour le tap, c’est comme si on pointait du doigt. On peut par exemple se référer à l’application Pinterest, où on y “pin” des idées grâce au tap, afin de faire un tableau, qui est en fait une métaphore du tableau de liège basique accroché au-dessus d’un bureau.
Ce rapport, entre le monde dit physique et le numérique, Ines Garmon, le nomme “digipulation”, mot valise renvoyant étymologiquement au terme “dictus”, le doigt, qui à d’ailleurs donné digital, et manipulation (manuelle). Peut-on y ajouter la notion de manipulation (désorientation) ?
Ces métaphores font alors appel à la “mémoire livresque” de l’utilisateur. Pourtant, malgré cette mémoire, les interprétations des usagers diffèrent radicalement.
Sur Tinder, application de rencontre dont le tri des usagers est effectué sur des photos, certains usagers interrogés comparent le geste typique de l’application à une “jungle dans laquelle il utilisait une machette pour se frayer un chemin”, et un autre va même jusqu’à comparer le dispositif à un jugement stalinien à travers lequel il expédiait les profils “sans véritable forme de procès, simplement de visu”.
Pourtant, pour éviter une comparaison aussi catégorique, un travail de forme est réalisé par le designer UI. Il aura pour mission de ludifier l’application, de la rendre attrayante par un travail de forme, en récompensant l’utilisateur à chaque nouveaux match. La navigation devrait être fluide, sans questionnement, on parle alors de navigation juicy (absence de friction).
Pour que la navigation soit la plus fluide possible, l’usager se laisse porter par une hiérarchie des informations qui guide le travail du designer. Très codifiées, les actions premières doivent être évidentes, les actions secondaires doivent être visibles mais pas proéminentes, et les actions tertiaires discernables tout en restant discrètes. Ainsi, l’utilisateur est de plus en plus habitué à une telle hiérarchie. Une simple interversion de l’ordre habituel viendra déboussoler l’utilisateur à la recherche d’une navigation toujours plus rapide.
Pourtant, selon Ines Garmon, ces petits gestes « ne sont rien de moins que naturels […] et c’est le contact récurrent aux écrans qui nous a habitués à nos services mobiles et aux procédures kinésiques qui en permettent l’usage ». Ainsi, pour un usager à qui le numérique échappe complètement, sans cette habitude récurrente aux écrans, aura beaucoup plus de mal à déceler une interface “malhonnête”.
Ces interfaces malhonnêtes, elles portent un nom : ce sont dark pattern. Ce sont des interfaces qui sont volontairement mal conçues par les développeurs pour guider l’utilisateur vers un chemin qu’il n’aurait pas pris à la base. Pour une entreprise, l’objectif est multiple : collecter vos données personnelles, augmenter le panier moyen ou le traffic. Pour arriver à leurs fins, finalement, on y retrouve les mêmes principes que ceux utilisés avec Madame O.
Par exemple, on peut penser à la technique de l’amorçage, clairement utilisée dans le design d’amazon, qui propose à ses clients un abonnement prime “gratuit”(fig 1). L’utilisateur se laissera tenter, car ce comportement lui semble avantageux, cependant il n’a pas toutes les informations à propos de cet acte ( les inconvénients – en l’occurrence, ici, le prix de l’abonnement – ont été cachés et/ou omis). Cette manipulation de l’information est accentuée par un travail de hiérarchie typographique : la deuxième option “Continuer sans les avantages de livraison » est moins accessible, moins impactante visuellement.
Le terme Dark Pattern se traduit littéralement par “zone d’ombre”, comme avec des boutons volontairement cachés ou inaccessibles par leur échelle. C’est ce qu’Apple Arcade (fig 2) a choisi de faire. En cachant le bouton de fermeture pour la publicité caché par le scroll, l’utilisateur se retrouve comme bloqué, et fortement guidé à taper sur Start Playing, même si ce n’est pas son souhait initial.
3 – Le rôle du graphiste et son éthique
Avec ces interfaces en labyrinthe, quelle est la part de responsabilité du designer ?
Selon Yann Aucompte, le graphiste a un “rôle de clarificateur du message à l’esthétique universalisante”. Est-ce qu’il ne fait que clarifier ?
De fait, il invite les gens à adopter un certain comportement d’achat, de visite, etc, puisqu’il conseille fortement l’utilisateur. Cependant, est-ce que le graphiste devrait uniquement suggérer ? En suivant les chemins manipulatoires dans les interfaces, on en conclut assez rapidement qu’il fait l’exact opposé.
Ainsi, le graphiste ne serait-il pas un pirate ? Dans le monde de l’informatique, il existe trois différents types de hackers. Le Black Hat, expert malveillant, qui a pour but de nuire, de faire du profit ou d’obtenir des informations. A l’opposé, le White Hat, réalise des tests d’intrusion et d’autres méthodes de test afin d’assurer la sécurité des systèmes d’information d’une organisation, c’est en quelque sorte un hacker bienveillant. Certes, cette vision est complètement manichéenne et entre ces deux extrêmes, se trouve le grey hat, spécialiste sans mauvaise intention, qui agit parfois illégalement. Dans cette catégorisation, le designer manipulateur, se reconnaîtrait plutôt dans un black hat : il utilise son expertise dans le design d’application afin d’obtenir des informations de la part de l’utilisateur, comme par exemple, la récolte des données personnelles.
Cependant, par exemple pour amazon, est-ce qu’il est acteur ou exécutant de la manipulation ? Ses actions dépendent-il de lui ou de son commanditaire (en l’occurrence Amazon et ses techniques marketing forcées) ? Des questions se posent sur son rôle. Il n’est jamais seul derrière un projet, et sera toujours poussé par une équipe marketing, pour qui l’interface a seulement le rôle de médiateur entre, pour Amazon, la vente et le client. Il serait un peu réducteur de le placer en tant que simple graphiste exécutant, répondant aux ordres de son commanditaire.
Il va alors de soi que chaque métier est porté par une morale. Ainsi le graphiste est censé être porté par une éthique du consentement de l’utilisateur à qui il s’adresse. Sur chaque projet, il doit être conscient du pouvoir des interfaces, en proposant sous sa responsabilité des interfaces les plus éthiques possible. Et c’est en étant conscient et responsable que le graphisme évoluera vers un graphisme white hat. Amener les utilisateurs d’un point A à un point B par la confiance plutôt que la force, ne serait-il pas une des nouvelles tendances en termes d’UI-UX de 2022 ?